Démarches

La céramique met le couvert

Finies les assiettes blanches en faïence produites en masse, les chefs français sont de plus en plus nombreux à faire appel à des céramistes pour la vaisselle de leur restaurant. La céramique, c'est chic !

Le 14 novembre 2018

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Au début des années quatre-vingt-dix, Yves Camdeborde apporte un sérieux coup de jeune à la gastronomie française en proposant à ses clients un nouveau concept : servir une cuisine 50 % gastro, 50 % bistrot. Le concept plait et de nombreux chefs s’embarquent dans ce que l’ancien journaliste gastronomique Sébastien Demorand baptisera la bistronomie. Durant près de vingt ans, on voit alors la popotte gastro se moderniser, s’encanailler. On conserve des dressages propres et précis, mais on laisse tomber l’approche presque chirurgicale de l’assiette. Les chefs délaissent un temps caviar et homard pour des produits plus accessibles. Mais s’il y a bien une chose qui ne change pas entre le saumon à l’oseille de La Maison Troisgros créée en 1963 et le restaurant La Régalade de Camdeborde, rue Saint-Honoré à Paris (cédé depuis au chef Bruno Doucet), c’est l’approche des arts de la table. Les prix baissent et la gastronomie rejoint les faubourgs, mais voilà que l’on continue à diner sur des nappes blanches bien repassées et à manger dans des assiettes laiteuses en faïence à larges bords, le tout dans un cadre bien propret.

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Adieu assiettes blanches

Il faut attendre l’aube des années deux-mille-dix et l’arrivée d’une nouvelle génération de cuisiniers comme Bertrand Grébaut au Septime (Paris) ou Grégory Marchand au Frenchie (Paris) pour que la bistronomie prenne un nouveau tournant. Adieu nappes blanches, bonjour tables brutes, murs de briques et vaisselles atypiques. Si ces deux chefs continuent de dresser leurs plats dans des assiettes blanches, celles-ci se font plus contemporaines. Les bords larges disparaissent au profit de contenants aux contours épurés et les chefs commencent à faire appel à des artisans. C’est la marque de céramiques Jars, implantée au sud de Lyon, qui ouvre la voie et permet à des céramistes plus confidentiels de se lancer. Terminées les assiettes vendues 2 € pièce par Serax ou autres grossistes, les restaurateurs sont prêts désormais à mettre le prix, quitte à payer leur vaisselle jusqu’à dix fois plus cher.

Table signée

Chez certains chefs, la vaisselle est une vraie marque de fabrique. Depuis qu’il a ouvert Dersou en 2014, le chef japonais Taku Sekine dresse tous ses plats dans des céramiques réalisées par des artisans (Akio Nukaga, Judith Lasry, etc.). Entre sa cuisine colorée et aromatique, ses dressages bruts et ses contenants, les assiettes du chef nippon sont reconnaissables parmi des dizaines d’autres !

 

Promotion de l’artisanat

Le problème lorsque tous les restos branchouilles se mettent à gratter les murs, à acheter des tables en bois brut et à exécuter une cuisine de saison influencée par leurs maitres d’apprentissage comme Pascal Barbot, L’Astrance (Paris), ou Alain Passard, L’Arpège (Paris), c’est qu’il faut trouver un moyen de se démarquer. Pour Judith Lasry, jeune céramiste évoquée plus haut, qui fournit plusieurs restaurants parisiens, « les chefs s’adressent à moi car ils savent que personne n’aura le même service qu’eux et que chaque pièce sera unique. C’est un moyen de se démarquer de la concurrence. » Il faut dire que la jeune femme, membre du collectif gangster à Paris mais installée depuis peu dans le village de potiers de Saint-Amand- en-Puisaye (Bourgogne), a un processus de fabrication bien particulier. Contrairement à la plupart des céramistes, elle ne travaille pas avec un tour mais uniquement à la main et au pincé. Sur chacune de ses pièces, on retrouve la trace de son passage. « J’aime bien le fait que chaque établissement ait sa propre assiette, c’est pour cela que je ne fais que des petites séries. » Les chefs ne veulent plus de l’assiette que tout le monde peut trouver sur catalogue. « Je préfère n’avoir qu’une quinzaine d’assiettes produites par Judith Lasry et devoir les laver au milieu du service plutôt que trente pièces industrielles », confesse Taku Sekine.

Rapport à l’humain

Acheter de la vaisselle auprès d’artisans indépendants, c’est aussi aller encore plus loin dans la démarche locale et humaine. Quel est le point commun entre Taku Sekine (Dersou, Paris), Omar Koreitem (Mokonuts, Paris) et Julien Lemarié (IMA, Rennes) ? Ils travaillent tous des produits de saison et de préférence locaux dont ils connaissent les producteurs. « Je sens que les chefs, de la même manière qu’ils aiment connaitre le producteur qui leur fournit les légumes, veulent connaitre la personne qui réalise leur vaisselle. Travailler avec des céramistes indépendants est une simple extension du rapport producteur/chef », explique Emilie Brichard, auteure de magnifiques pièces colorées. Pour Taku Sekine, « derrière une assiette, comme derrière un vin, il y a toujours un humain. J’ai besoin de reconnaitre le doigté de l’artisan qui a façonné ma vaisselle. C’est aussi pour cette raison que je travaille avec plusieurs céramistes. J’aime le travail de Judith car tout ce qui pourrait sembler entre un défaut dans son travail est en fait une marque profonde d’humanité́ et d’intuition. Tandis que chez Emilie, j’aime les émaux originaux et la palette de couleurs présente dans ses pièces. »

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Source d’inspiration

La première considération des chefs lorsqu’ils font appel à des céramistes est, bien entendu, esthétique. Mais pour certains, c’est un profond amour de cet art rare et délicat qui les anime. « J’ai découvert la céramique bien avant de commencer ma carrière dans la restauration. Quand j’entais plus jeune et que je vivais encore au Japon, je sortais avec une fille en école d’art, elle entait dingue de céramique. Nous rendions souvent à Mashiko, une région au nord de Tokyo, célèbre pour ses potiers », raconte Taku Sekine. Les contenants avec lesquels travaille le chef sont aussi pour lui une vraie source d’inspiration. Un bol sous les yeux et il construit dans son esprit le plat qu’il va dresser.

Main dans la main

La plupart des clients d’Emilie Brichard et de Judith Lasry découvrent leur travail via leurs comptes Instagram respectifs ou grâce au bouche-à-oreille. « J’ai un site Internet mais personne ne le consulte. Presque tous mes clients me contactent via les réseaux sociaux », explique Emilie. La plupart des chefs leur envoient des photos de pièces déjà̀ réalisées qu’ils ont repérées. « Jamais aucun chef n’est venu me voir avec un dessin d’une assiette à reproduire. Si je suis contactée par un établissement que je ne connais pas, je me rends d’abord sur place avant d’accepter la commande. J’ai besoin de déjeuner dans le restaurant pour cerner l’établissement, comprendre les attentes du chef et voir la manière dont il travaille. Tu ne manges pas de la même manière chez Quinsou (Paris) ou chez Vivant (Paris). Pour le premier, il faut des pièces délicates alors que chez Vivant, où les gens mangent au bar, je privilégie des pièces un peu plus lourdes », détaille Judith. Le processus est diffèrent pour Emilie qui reçoit presque systématiquement les cuisiniers dans son atelier situé sur les hauteurs de Belleville, à Paris. « Ils jettent alors un œil aux pièces qui trainent sur mes étagères, on discute des couleurs qu’ils souhaitent, des dimensions avant que je me lance dans la production. Mais la plupart des chefs avec qui je collabore comme Alexandre Couillon, propriétaire du restaurant deux Etoiles La Marine à Noirmoutier, savent dans les grandes lignes ce qu’ils veulent. Ils ont souvent une idée de la forme : un bol, une assiette creuse, une coupelle… »

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À tâtons

Les deux jeunes femmes proposent ensuite des prototypes à leurs clients qu’ils valident ou modifient. Lors d’un déjeuner dans le délicieux restaurant Mokonuts, dans le 11e arrondissement de Paris, nous saisissons un échange entre la cheffe pâtissière Moko Hirayama et Judith Lasry. La céramiste lui a apporté plusieurs tasses à expresso et les deux femmes discutent de la taille du contenant. Après plusieurs jours d’utilisation, Moko, demande quelque chose de plus grand à Judith. La jeune femme envoie aussi beaucoup de photos à ses clients pour leur montrer l’évolution des pièces et de la commande, un moyen d’échanger facilement lorsqu’elle travaille dans son atelier bourguignon.

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Livraison

Forcement le processus est bien plus long qu’un passage chez un géant de la vaisselle made in China. Concernant Judith, il s’écoule généralement entre deux et trois mois entre le premier contact avec le chef et la livraison de la commande. « Je suis toujours émue lorsque je livre mes pièces car c’est comme un bébé́. J’aime retourner ensuite dans les établissements et voir comment les chefs s’approprient mon travail, comment mon assiette se porte avec ses nouveaux parents. » Et si jamais les céramiques n’ont pas conscience de leur chance, on vous assure que les clients mesurent à chaque bouchée à quel point ils sont chanceux de nourrir leurs yeux et leur corps d’une si belle façon.

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Retrouvez ce sujet dans son intégralité dans notre revue LES CONFETTIS Volume 4.

Texte Jill Cousin – Photos © Taku Sekine / © Judith Lasry /  © Gaylor Olivier