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Catherine Jeandel, messagère des océans

Dans les années 1980, Catherine Jeandel fut parmi les premières, en France, à décrypter les mystères de l'océan grâce à la géochimie. Aujourd’hui, la scientifique nous encourage à agir pour sa préservation.

Le 27 septembre 2021

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Catherine, vous êtes océanographe et géochimiste. En quoi consiste votre métier exactement ?

Je cherche à comprendre comment fonctionne l’océan. C’est-à-dire comment l’eau de cette grande bassine qui recouvre les trois quarts de la planète et qui fait en moyenne 4 000 mètres de profondeur, circule d’un bout à l’autre. Mais également, d’où vient la matière – les particules en suspension – que l’on trouve à l’intérieur de l’océan et surtout comment les éléments chimiques composant la solution de l’océan se retrouvent en mer, et se transforment à son contact. Évidemment, tout cela s’inscrit dans la compréhension du rôle de l’océan dans le climat.

 

Petite fille, rêviez-vous déjà de parcourir les océans pour décrypter ses mystères ?

C’est quelque chose que je voulais faire dès l’âge de 13 ans. Le marqueur de mon souvenir est la réunion d’orientation de la classe de 3e durant laquelle j’ai exprimé mon envie d’être océanographe. J’ai partiellement grandi au nord de la Bretagne, avec des parents qui m’ont fortement sensibilisée au milieu marin.

 

Quel a été votre parcours par la suite ?

J’ai fait un lycée tout à fait standard, à Meudon. J’étais dans la filière sciences option biologie, soit la voie de ceux qui aiment les sciences, mais pas trop les mathématiques (rires) ! En terminale, lors d’un cours de sciences naturelles, les surveillantes sont passées dans la classe pour collecter les inscriptions aux classes préparatoires maths sup / maths spé. Je ne souhaitais évidemment pas m’inscrire car je n’avais aucun goût pour les mathématiques. Mais à la fin du cours, la prof m’a appelée et m’a dit « Jeandel, vous souhaitez devenir océanographe, cela demande du travail, c’est difficile. Vous feriez bien de vous inscrire en classe préparatoire car vous êtes une bonne élève. » J’ai donc suivi son conseil.

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Avec succès ?

Ces années de classes préparatoires n’étaient pas un bonheur absolu. J’étais au lycée Hoche, à Versailles, et je trouvais le système comme l’ambiance très élitistes. Pour autant, cela s’est très bien terminé pour moi car j’ai pu intégrer l’École normale supérieure (ENS).

 

Alors élève à l’ENS, je pouvais suivre les enseignements d’océanographie de l’université Paris VI. C’était un domaine totalement balbutiant à l’époque, notamment l’océanographie chimique. J’ai fait une première thèse sur le comportement du césium et du plutonium sur les estuaires et c’était parti ! Intégrer l’ENS était une vraie chance car à partir de ce moment-là, on a complètement écouté mon désir de travailler dans la géochimie marine et on m’a orientée en conséquence dans cette voie naissante.

 

Y a-t-il eu des rencontres, durant ce parcours, qui ont été particulièrement déterminantes pour vous ?

Oh oui ! La rencontre avec Jean-François Minster, directeur de ma seconde thèse – une thèse d’État –, notamment. En 1981, lors de ma thèse sur les estuaires, mon enthousiasme avait été douché par l’encadrant qui s’occupait de moi, à l’époque. Cela ne s’était pas très bien passé. Jean-François Minster revenait des États-Unis à ce moment-là et souhaitait monter une équipe de mesures de l’océan, par biais de l’analyse en mer, par la géochimie, que j’appréciais particulièrement, et par les mesures faites à partir de satellites. J’ai alors pu intégrer l’équipe dans le volet de la géochimie et de l’observation : c’était absolument super ! Jean-François Minster m’a aidé à rentrer au CNRS puis a encadré ma seconde thèse. C’était un directeur qui laissait beaucoup de liberté, c’était un vrai soutien. Quand on avait une idée enthousiasmante, il ne la tuait pas dans l’œuf.

 

Vous êtes une pionnière. Vous avez initié les recherches autour de la géochimie marine ainsi que l’utilisation de la spectrométrie de masse. Était-ce intimidant à l’époque d’ouvrir cette voie ?

Je fais partie des premières Françaises à avoir réalisé des mesures dans l’eau de mer. Il faut savoir que l’analyse de l’eau de mer n’est pas évidente car, au-delà de la haute concentration en sel, les éléments chimiques que l’on trouve sont présents sous forme de traces. Ces traces sont celles d’éléments chimiques que les géochimistes utilisent comme « colorants », ou « chronomètres » qui nous permettent de comprendre les processus, les flux, les transformations qui interviennent dans le milieu marin. Pour analyser ces éléments, il fallait des outils de laboratoires innovants et des compétences spécifiques, que j’avais. Cette conjonction m’a permis d’être parmi les premières en France à appliquer cette discipline.

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Est-ce que cela était intimidant ?

Je ne peux pas dire ça. L’intimidation que l’on pouvait ressentir à l’époque provenait de ceux qui faisaient référence dans le domaine : les physiciens. Or dans les années quatre-vingt, pendant les congrès, quand on portait et expliquait nos résultats, la plupart des physiciens ne comprenaient rien à la géochimie. Face à cela, rapidement, nous les géochimistes à l’international, nous nous sommes rapprochés les uns des autres comme pour faire front ensemble. Ainsi, petit à petit, nous avons pu faire notre trou et être écoutés.

 

Vous êtes membre de l’association Femmes et Sciences qui s’engage pour que les femmes aient un meilleur accès aux formations scientifiques. Pourquoi cette cause vous touche particulièrement ? Avez-vous ressenti dans votre parcours de scientifique et chercheuse un certain sexisme ?

Je suis attachée à cette cause car je trouve que nous sommes dans une phase de recul. Je veux dire par là que lorsque j’ai commencé, il y avait peu de femmes qui suivaient des études scientifiques. Puis, aux alentours de mes quarante ans, j’ai observé une plus grande proportion de femmes suivant ces cursus et en ce moment, je trouve que les courbes s’inversent, en particulier dans les candidatures à des postes de recherche au CNRS, par exemple. C’est pour cela que je m’engage : je souhaite encourager les femmes à avoir des ambitions, à suivre leurs envies et leurs rêves. Il est important que les filles prennent conscience tôt que ces métiers-là sont également pour elles. Il ne faut pas que la peur d’être incapable ou illégitime se niche entre elles et leurs ambitions. Évidemment, cela vaut pour tous les métiers.

Pour autant, je ne pense pas personnellement avoir fait face au sexisme dans ma carrière. Jean-François Minster était un homme exemplaire qui respectait énormément les femmes et m’a toujours considérée comme la scientifique que j’étais. Naturellement, je suis allée à l’encontre des préjugés selon lesquels les femmes ne peuvent pas faire ce métier car leur place est auprès de leurs enfants et non en mer. Mais j’ai fait des campagnes en mer quand mes enfants étaient jeunes et je ne le regrette pas (et eux non plus) ! Cela demande d’avoir confiance en son conjoint et dans l’environnement dans lequel ils évoluent. Je suis convaincue que cela fait énormément de bien aux mamans, comme aux enfants, de vivre cette période de séparation. Les mamans se rendent compte qu’elles sont moins indispensables que ce qu’elles ne pensent et les enfants s’aperçoivent qu’ils ont la capacité de grandir sans le regard constant de leur maman.

 

Avez-vous des modèles ? Des femmes qui vous inspirent particulièrement ?

Ouh là là (rires) ! Je ne sais pas si on peut dire que ce sont des modèles, mais il y a des femmes que j’admire oui. Dans la littérature, je citerais Simone de Beauvoir. Je trouve que ses écrits ne sont plus assez lus par la jeunesse d’ailleurs. Il y a également des personnages un peu légendaires comme Anita Conti qui embarquait seule en mer sur des bateaux de pêche. J’ai de l’admiration pour les femmes audacieuses et courageuses en général. Je sais que cela peut faire grincer des dents mais j’ai de l’admiration pour le courage d’Anne Hidalgo par exemple. Je ne partage pas toutes ses idées, ce n’est pas non plus un modèle pour moi, mais je la trouve sacrément courageuse. J’ai de l’affection et du respect pour les personnes qui prennent le risque d’embrasser la cause qu’ils défendent.

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L’océan est votre sujet d’étude au quotidien. Concrètement, quelles sont vos actions et missions chaque jour ?

Nous passons peu de temps en mer même si, quand on y va, c’est intensif. Nous y allons tous les deux à cinq ans car lors des missions en mer, nous récoltons assez d’échantillons pour réaliser jusqu’à trois voire cinq ans d’analyses. Cela dépend de ce que l’on mesure. Toutes ces mesures sont faites en laboratoires, dans lesquels nous encadrons des doctorants en formation. Elles sont par la suite exposées dans des congrès internationaux puis dans des articles scientifiques que l’on rédige et qui nécessitent des validations par les pairs, au niveau international. Finalement, cela ne s’arrête jamais car il y a toujours de nouvelles données à traiter.

 

Aujourd’hui, que nous dit l’océan ?

Première chose, l’océan joue un rôle très important dans la régulation du climat. D’une part, la circulation océanique – partant de l’Atlantique et passant par l’Indien, le Pacifique et l’Antarctique jusqu’à revenir en Atlantique – transporte énergie, chaleur et éléments chimiques d’un bout à l’autre de la planète. Cette circulation est le partenaire de l’atmosphère dans la régulation du climat. Deuxième phénomène prodigué par l’océan et favorisant l’équilibre du climat : le processus de photosynthèse des algues marines grâce à la lumière et aux sels nutritifs. Ces algues en se développant vont alors fixer le carbone dissous en carbone solide. Ce carbone dissous n’étant rien d’autre que le résultat de la dissolution du gaz carbonique (CO2) entre l’air et l’eau. Lors de la mort des algues, le carbone dissous va chuter en profondeur et être séquestré. Ainsi, par ces deux actions, l’océan joue un rôle majeur dans la pondération du climat car, sans lui, il y aurait deux fois plus de gaz carbonique dans l’atmosphère. Voilà principalement ce qu’il nous raconte aujourd’hui. D’ailleurs, c’est important de souligner que c’est un équilibre qui a 8 000 ans, qui s’est mis en place lors de la fin du dernier maximum glaciaire. En réchauffant la planète comme nous le faisons en expulsant trop de gaz carbonique, nous réchauffons l’atmosphère, donc risquons de modifier la circulation de l’océan et ainsi de briser l’équilibre entre l’océan et l’atmosphère.

 

Nous sommes tous désormais au courant de l’effet du gaz carbonique sur le réchauffement du climat mais il y a un phénomène conséquent à la libération du CO2 dans l’atmosphère que l’on connaît moins, c’est l’acidification de la surface des océans. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela veut dire et quelles en sont les conséquences sur le vivant ?

La dissolution du gaz carbonique entre l’air et l’eau engendre automatiquement une acidification de la surface de la mer, c’est une réaction chimique. Aujourd’hui, la surface de la mer est 30 % plus acide qu’il y a 150 ans. Or qu’est-ce qui se trouve à la surface des océans ? Des organismes vivants composés de calcaire au niveau de leurs coquilles, on peut penser ici aux huîtres et aux moules d’ailleurs. L’acidité de la surface de l’eau va attaquer directement la faune qui y réside, comme du vinaigre attaque le tartre. À terme, cela tend à causer des effondrements d’espèces dans la chaîne alimentaire.

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Le plastique – dérivé du pétrole – que l’on retrouve dans nos océans doit aggraver d’autant plus ce constat, non ?

Le plastique est une autre forme de contamination de l’océan. Dans l’océan aujourd’hui, nous retrouvons des micro-plastiques, des métaux lourds, des polluants et des déchets. Mais également beaucoup de nitrates sur les côtes, c’est une conséquence directe de l’élevage intensif de bovins à l’intérieur des terres. À cela s’ajoute aussi la problématique du gaz carbonique dissous. En résumé, l’équilibre de l’océan est affublé de nombreuses et diverses attaques. Il est donc plus que jamais temps de transformer nos habitudes et attitudes de consommation pour préserver l’océan.

 

Justement, à l’échelle individuelle, comment agir pour protéger l’océan ?

Les actes citoyens individuels sont très importants. Chacun peut agir en s’interrogeant sur ses différents postes de consommation d’énergie et trouver des solutions adaptées. Cela commence par réfléchir à nos émissions de gaz carbonique au quotidien : peut-on convertir certains trajets en voiture en trajets à vélo ? Dégivre-t-on assez régulièrement notre congélateur ou notre frigo ? Débranche-t-on nos appareils quand ils sont en veille sur secteur ? Mange-t-on de la viande à tous les repas (notamment du bœuf) ? Notre logement est-il correctement isolé ? Peut-on se battre au sein de notre copropriété pour obtenir des crédits afin de mieux isoler nos logements ? Est-on au courant de toutes les aides disponibles pour isoler sa maison ? Ces questionnements nous permettent de savoir comment on émet au quotidien. Prendre conscience de nos émissions en matière d’alimentation, d’habitation, de chauffage et de transports est la première étape avant d’activer des leviers d’action. Cela nécessite également que l’on se positionne par rapport à ce qui est nécessaire ou non. S’envoyer des vidéos par l’intermédiaire de nombreux réseaux sociaux dont les serveurs sont extrêmement énergivores, est-ce que l’on en a vraiment besoin ? Acheter un SUV pour essentiellement déplacer une personne sur un trajet maison-bureau, est-ce nécessaire ? Nous avons la preuve aujourd’hui que les SUV sont responsables de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, dans la même proportion que le transport aérien. C’est énorme ! Je peux paraître dure, mais il faut comprendre que ces actions changent tout : partir en vacances en France plutôt que de faire un aller-retour Paris-Bangkok, ça change tout ! D’autant que le tourisme de masse n’a jamais formé la jeunesse.

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Et si l’on veut passer à l’étape supérieure ? Comment faire pour interpeller nos mairies, nos communautés de communes, nos administrations ainsi que les entreprises et l’État ?

Le bulletin de vote est un excellent outil, déjà. Puis il faut s’engager et donner de son temps dans les conseils citoyens, les comités de quartier, les syndicats de copropriétés. Discuter et expliquer aux personnes sceptiques ou non-sensibilisées l’urgence à laquelle nous faisons face est également un bon moyen d’avancer vers des décisions communes, qui ont du poids. On peut attendre que les gouvernements fassent de plus gros efforts, mais un gouvernement n’est que l’expression de ce que nous sommes. C’est à nous de revendiquer assez fort notre mécontentement pour que nos représentants changent leur cap. Toutes les échelles sont importantes dans le combat écologique : individuelle, régionale, nationale, etc. Pour désengorger une ville, devons-nous demander une autoroute ou des trains ? Les trains sont plus écologiques, moins dévastateurs des milieux naturels et gaspillent moins d’énergie que les voitures individuelles. Arrêtons alors de voter pour l’élu qui souhaite étendre les autoroutes.

 

Au-delà des autorités politiques, se cachent des lobbys qui souhaitent que notre consommation croisse autant que leur monopole et cela au détriment du climat. Comment contrebalancer leur pouvoir ?

En s’éduquant sur les ramifications de ces entreprises, sur ce qu’elles produisent et vendent et en les boycottant. Cela pose des questions sur la grande économie capitaliste appliquant un chantage à l’emploi dès que l’on lui émet des réserves. Ce système montre ses limites car il est dévastateur du vivant dans sa globalité, mais de plus en plus d’initiatives citoyennes, autonomes, en circuit court prouvent qu’une autre façon de consommer est possible.

 

C’est cela qui vous motive et vous permet de garder espoir ?

Oui et la mobilisation des jeunes générations également. La jeunesse organise des manifestations pour réveiller les adultes et les élus, s’engage auprès d’organisations qui œuvrent pour le climat. Les jeunes sont extrêmement sensibilisés à ces questions car ils prennent acte du monde qu’on leur laisse. Je crois que la société a tout à gagner à les écouter !

 

Crédits photos © Corentin Clerc, Marine Piéjus, Christophe Cassou et Damien Cardinal

 

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