Matali Crasset et le design du vivre-ensemble
Designeuse remarquable par son intégrité, Matali Crasset donne corps aux idées fécondes. En signant des installations encourageant le vivre-ensemble, la Parisienne d’adoption s’illustre dans le design de partage avec une générosité qui suscite l’admiration.
Matali Crasset, comment a grandi en vous cette envie de créer un monde différent ? Suite à quel cheminement avez-vous compris que le design serait votre mode d’expression ?
Pour expliquer ce cheminement, je dois revenir à mon enfance dans un village où, assez rapidement, je me suis ennuyée. À ce que l’on dit, l’ennui permet l’épanouissement de l’imaginaire, mais c’est tout de même moins charmant quand on le vit. (Rires.) Au fond de moi, j’aspirais donc à quitter cet environnement rural, car ce n’était pas l’agriculture qui m’intéressait, mais bien la culture. Je n’avais pas d’exemples ni de représentations à l’époque puisque les musées d’art contemporain étaient absents de mon cadre de vie et que le design ne faisait pas partie du quotidien du village. J’alimentais finalement un rêve intérieur dont je ne parlais à personne. En troisième, je me suis débrouillée pour réaliser un stage d’observation chez un architecte, à une trentaine de kilomètres de chez moi. Ce qui signifie qu’à ce moment-là, mon appétence pour les activités créatives était déjà présente. Cependant, cette expérience n’a pas été concluante. J’ai assisté un architecte qui était assez bourgeois et dont je n’embrassais absolument pas les codes.
Cette première approche décevante a-t-elle freiné vos aspirations ?
Oui, je pense, car ce n’est qu’en bac+3 que je suis entrée dans une école de design. La réalité de ce stage ne m’a pas fait abandonner mon rêve. Cependant, le temps de trouver un terreau favorable, je l’ai mis de côté. En parallèle, nous souhaitions, avec ma sœur jumelle, rejoindre Paris pour y étudier et y vivre. C’était un objectif commun. C’est à Paris, après m’être intéressée de près à l’art contemporain, que j’ai finalement décidé de suivre la piste du design, car j’aimais le potentiel offert par la matérialisation des idées. Cela s’est donc fait par étapes : sortir du village, apprivoiser une culture que l’on ne connaît pas, en découdre avec Paris et s’essayer dans un domaine où l’on ne se sent pas légitime. (Rires.)
À travers votre approche du design d’intérieur, vous appelez à déconstruire cette notion de cocon que peut revêtir le foyer. Cela peut paraître surprenant, mais vous vous opposez à cette volonté d’ériger un foyer surprotecteur, car vous estimez que c’est contre-productif, que cela enferme.
Oui, c’est dangereux, selon moi. Nous l’avons vu avec les confinements. La protection et l’activité sont deux notions qui vont de pair. Ainsi, si nous structurons notre lieu de vie comme un cocon d’ultime protection alors nous devenons inactifs. Cette surprotection nous empêche de bouger physiquement, mais également de bouger les lignes de notre esprit. Or, si l’on n’expérimente pas chez soi, si l’on ne peut pas réfléchir différemment dans cette matrice d’essai qu’est notre foyer, alors nous ne le ferons pas en dehors. Cela induit cette crainte de l’autre, cette peur du voisin, cette méfiance du réfugié, etc. C’est ce que l’on observe aujourd’hui, malheureusement : le confort emprisonne notre humanité. D’autre part, ce confort nous retient de faire des concessions par rapport aux enjeux climatiques. Alors même que ces concessions, positives, peuvent être vectrices de bonheur.
Vous dites que ce n’est pas l’espace ou la superficie qui comptent, mais notre capacité d’action et de projection à travers cet espace. Comment s’aménage un espace vecteur d’action ? À quelles exigences doit-il répondre ?
Je ne réfléchis jamais en termes de mètres carrés, je n’ai pas cette approche quantitative. Je pense plutôt à la manière dont on peut combiner les choses dans l’espace. À chaque fois, je donne l’exemple d’une vie regardée à la télévision avec un magnétoscope. On a tendance, à tort, à faire des arrêts sur image devant les moments où l’on mange, les moments où l’on dort, les moments où l’on travaille. Ces photographies statiques ne représentent absolument pas ce qu’est la vie en réalité, car tout se passe dans les interstices de ces différents moments. Je pense que le principal problème vient de notre incapacité à faire des structures évolutives qui s’adaptent à ce qu’est la vie. Pour qu’un espace devienne vecteur d’action, il faut le modifier, lui intégrer, pourquoi pas, des plateformes capables d’accueillir différentes fonctions… il y a de nombreuses façons de faire. Au fil des projets, j’ai développé un vocabulaire pour définir les différents éléments : soit ce sont des plateformes, soit ce sont des systèmes, etc. Mon travail, aujourd’hui, consiste à essayer d’inventer des logiques qui font sens et qui matérialisent un véritable projet de vie. En aidant les gens à se projeter dans un espace de vie qui a du sens alors ils parviendront à mieux se projeter vers l’avenir.
Cet avenir qui se construit maintenant, le pensez-vous en couleurs ?
Tout à fait. Nous savons maintenant que la couleur a beaucoup d’importance sur la manière dont nous appréhendons la vie. Je dis toujours d’ailleurs que la couleur, c’est la vie. S’interdire la couleur revient finalement à s’interdire d’expérimenter et de vivre pleinement. On revient encore une fois à cette déconnexion de l’activité dont on parlait. Nous n’apprenons pas à maintenir une relation avec la couleur. À l’école, les enfants sont invités à les mélanger, à les explorer, avec plaisir d’ailleurs, mais une fois l’âge adulte arrivé, la couleur devient l’apanage des spécialistes. C’est dommage, car nous devrions tous être encouragés à alimenter un processus continu de découverte des couleurs et de mariage des nuances. Cela ne devrait pas être limité aux peintres, aux créatifs, etc. Utiliser les couleurs représente une joie pure. Ses applications sont concrètes et quotidiennes d’ailleurs, qu’il s’agisse de la composition de nos tenues ou de la peinture de nos murs.
Vous appréciez le fait d’avoir une multitude de projets sur lesquels travailler. Comment trouvez-vous l’équilibre entre profonde réflexion et productivité ?
C’est une gymnastique d’esprit qui s’entraîne à force d’expérience. J’estime que 80 % de mon métier est constitué de pensées. Cela appuie mon approche du design, que je défends comme anthropologique. Je lie sociologie, philosophie ainsi que le travail d’anthropologues écologues à ma pratique pour ressourcer mes idées. Cette génération de penseurs arrive à reconstruire une façon d’envisager l’avenir et cela alimente ma démarche. Ces notions qu’ils mettent en lumière grâce à la définition d’un nouveau rapport à la nature, j’essaie de les appliquer à mon domaine d’action. La philosophie et le design sont très liés, car ce sont des exercices qui se fondent sur des concepts que l’on tend à matérialiser. De cette manière, la philosophie peut être une véritable clé pour nous permettre d’avancer dans les domaines créatifs avec pertinence. Nous n’avons plus le temps d’ériger des projets hors-sol qui flattent les egos des architectes et designers, nous avons besoin de nous mettre au service des besoins et de valoriser par le design les démarches d’avenir. C’est plus juste.
Est-ce justement pour cela que vous travaillez essentiellement au design du « vivre-ensemble » en réinventant aires de jeux, bibliothèques, kiosques ?
Cela s’est fait naturellement. J’ai une formation de designer d’objets, mais très rapidement, on m’a demandé de faire des scénographies expérimentales. Cela m’a aidé à construire tout un terrain d’expériences dans ce domaine. Puis on m’a proposé des projets d’architecture d’intérieur dans lesquels j’ai pu mettre à profit mes expériences précédentes tout en me confrontant à de nouveaux challenges d’apprentissage. Aujourd’hui, on vient me chercher pour des projets d’architecture alors que je ne suis pas architecte ! (Rires.) Je fais de l’architecture à ma façon, en partant de l’analyse d’un projet de vie à réaliser. Dernièrement, j’ai transformé une résidence en un lieu de vie contemporain qui, par son design et son aménagement, encourage à l’activité.
Comme vous le disiez, vous incarnez une certaine approche du design ainsi qu’une certaine sensibilité. Comment cela se traduit-il dans le choix de vos projets et de vos clients ?
L’aspect sensible du travail du créateur n’est pas spontané, il faut le convoquer. Or, cultiver ses « chants dans la tête », comme je les appelle, cela demande du temps et tout le monde ne le comprend pas. C’est pourquoi nous faisons le choix de ne travailler qu’avec des personnes qui recherchent notre vision particulière, notre coloration singulière. Quand j’ai commencé à faire des hôtels, certains interlocuteurs me demandaient de couper la poire en deux, de revoir mes designs pour que ce soit moins expérimental et cela ne marchait pas. Je suis trop entière pour faire les choses à moitié. En sélectionnant des partenaires avec lesquels on partage les mêmes valeurs, on protège notre savoir-faire singulier.
Je crois que, au fond, nous avons perdu notre aspect sensible en partie à cause de l’emprise technologique. Cela déracine notre sensibilité et notre sensorialité. C’est ce qui conduit à détruire la forêt – qui, elle, nous sauvegarde par ses mécanismes biologiques – en coupant des arbres dans tous les sens pour en faire des biens de consommation, obsolètes qui plus est. Si on avait gardé notre sensibilité, on comprendrait qu’on ne peut pas retirer un arbre à la forêt, car c’est un tout ayant un équilibre fragile. C’est ce qui constitue la complexité de mon travail. Ce n’est pas simplement l’analyse de la forme et la fonction, c’est d’être spécialiste de ces aspects symboliques, spirituels et sensibles. C’est ce qui représente le supplément d’âme.
En un sens, assumer une vision aussi affirmée est une prise de risque…
Bien sûr, mais c’est une réflexion que j’ai mûrie lors de ma formation, car à l’époque j’étais déjà consciente que pour être sollicitée, il fallait proposer un savoir-faire et une vision différenciante. J’ai eu la chance de faire l’ENSCI – Les Ateliers (École nationale supérieure de création industrielle) à Paris et de bénéficier d’un parcours personnalisé très formateur. Cette école était d’une grande générosité dans ses apprentissages, et s’est ajoutée à cette dernière, la grande générosité de ma maman. Ainsi, la générosité que l’on retrouve dans mon travail, je l’ai reçue avant de la proposer.
Retrouvez l’intégralité de l’interview de Matali Crasset par Perrine Bonafos dans le Volume 12 des Confettis.
Photo en Une par ©Lucie Sassiat
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