Valentine Colasante, l’étoile filante
La danseuse de 28 ans, récemment consacrée étoile du Ballet de l’Opéra de Paris, voit ses rêves fuser mais garde les pointes sur terre. La réalisation personnelle est la plus mémorable des chorégraphies.
Pour vous, devenir danseuse, a-t-il toujours été une vocation ?
Je viens d’une famille d’artistes, ce qui peut me laisser penser que l’on m’a un peu guidée dans mes choix. Mais pas du tout, c’est vraiment venu de moi-même. Ça a commencé toute petite. J’étais dans une crèche parentale et une des mamans nous a amenés dans un centre chorégraphique avec des danseurs qui bougeaient. J’avais très peu conscience de ce qu’étaient la danse et la musique à ce moment-là et ça m’a énormément plu. J’ai donc dit à ma maman que je voulais faire de la danse. Elle m’a répondu que j’étais trop petite, que je devais attendre un peu mais qu’on ferait de l’éveil musical en attendant. Pour moi en tant qu’enfant de 4/5 ans, presque hyperactive, la danse a tout de suite répondu à un besoin. C’est devenu indispensable pour moi. Je me sentais bien quand j’y étais et quand je revenais. C’était une évidence. Cela a commencé comme un divertissement, je n’avais évidemment pas conscience à cet âge-là que je voulais en faire mon métier. Mes parents aussi voyaient la danse de manière très légère. Ils étaient heureux que je m’épanouisse dans cette activité comme ils étaient heureux de voir mes frères et sœurs avoir d’autres aspirations. Nos parents ne nous ont rien imposé même si effectivement on a grandi en entendant notre père jouer du piano et en voyant notre mère donner des cours de danse. Peut-être que grâce à ça, la danse m’a paru moins abstraite. C’est à 7/8 ans que j’ai compris que je voulais vraiment évoluer dans l’art de la danse et au fil du temps, j’ai voulu poursuivre dans cette voie. Mon père m’a aidée, mais ma mère était un peu réticente. Elle connaissait le métier et donc les difficultés, la rigueur des concours et l’esprit de compétition qui allaient avec. Elle tenait vraiment à me prévenir qu’il se pouvait que je doive sacrifier une partie de mon enfance et que je sois poussée à développer une maturité précoce. Elle avait peur pour moi. Mais j’aimais tellement ça qu’elle n’a pas eu le choix (rires).
Quel regard portiez-vous sur vos amis et les autres petites filles, vous qui aviez une vie complètement différente ?
Il est vrai que j’ai eu une vie à part. J’avais école le matin, danse l’après-midi et j’avais, déjà, une détermination sans faille car je savais déjà ce que je voulais faire. J’ai l’impression que maintenant on décide de ce que l’on veut faire après le bac. Moi, je savais depuis mes 12/13 ans finalement. Je n’ai jamais vu la danse comme un sacrifice. J’ai eu conscience que je passais des heures dans un studio alors que les autres enfants de mon âge jouaient à la marelle mais je ne l’ai pas subi. Evidemment que c’est dur à vivre et que l’on grandit plus vite. Vous êtes loin de vos parents, vous n’avez pas le temps de faire de crise d’ado. Les professeurs ne sont pas tendres avec vous non plus. La danse ce n’est pas comme le vélo, si on ne pratique pas, on recule. Si vous travaillez correctement, vous vous maintenez, mais c’est seulement en étant acharné vous avancez. Alors oui, ça peut paraître perturbant car on peut se demander si c’est véritablement un choix de notre part. Mais oui, c’était même une évidence. Si on n’est pas passionnée, on ne peut pas s’investir à cette échelle-là. Il faut pouvoir endurer la pression, l’imperfection, l’insatisfaction, ce qui n’est pas possible sans conviction. C’est un art qui demande énormément de travail et de rigueur.
Comment se déroulent vos journées ?
Je prends mon cours le matin au Palais Garnier, j’ai le choix entre plusieurs horaires : à 10 h, 11 h ou 11 h 30. C’est un éveil musculaire d’1 h 30 qui permet de recentrer le corps et le mental sur ce qui va les attendre durant la journée. C’est un peu ma thérapie. Lors des périodes de répétitions, on s’entraîne sur la plage horaire de 12 h à 19 h. Quand on est en spectacle, c’est plutôt 12 h – 16 h avec le show le soir. Cela alterne entre trois semaines de spectacles et trois semaines de répétitions. Les journées sont bien chargées et ce n’est pas exceptionnel de danser le soir. Mais l’Opéra, c’est magique ! Cela peut vous paraître routinier comme rythme mais c’est à chaque fois différent pour moi. Je n’ai pas deux journées qui se ressemblent, vraiment.
Donc vous vous couchez tard et vous vous levez tard ?
Non, pas du tout. Quand les spectacles finissent tardivement, j’ai à peine le temps de manger quelque chose et je vais me coucher. Il faut une hygiène de vie rigoureuse en tant que danseuse. Après, je suis une jeune femme normale et, évidemment, je vois des amis de temps en temps en buvant du vin rouge. Je n’ai pas une vie de nonne. Mais notre métier nous impose une certaine hygiène de vie. Disons que si vous devez vous lever à 8 h du matin, vous ne pouvez pas vous coucher à 2 h. On a un respect de notre corps complètement indispensable. C’est aussi ça qui nous permet de ne pas nous blesser.
Quel est votre rapport à votre corps, justement ? Comment le considérez-vous ?
C’est notre instrument, notre outil de travail. Il se polit, s’affine, se modèle. Il faut en prendre soin et le chérir. Il faut aussi l’aimer même si ce n’est pas toujours évident (rires) ! On a un rapport assez particulier. On est en permanence en train de se regarder dans le miroir, se corriger. Vous trouverez rarement un danseur qui se trouve beau. On est constamment en train d’exiger de notre corps qu’il s’améliore.
Quand vous dites beau, c’est physiquement ? Ou est-ce dans l’expression du mouvement ?
C’est dans l’expression du mouvement, tout à fait. Il y a une recherche constante d’une qualité du mouvement, du muscle. C’est un sport mais c’est surtout un art. On fait un métier esthétique donc on doit cacher la force et l’effort musculaire pour laisser place à un mouvement souple et gracieux. On travaille au quotidien pour que le spectateur ne se rende pas compte de tout ce que ça représente.
On a une vision très compétitrice de la danse, est-ce toujours d’actualité ?
Je pense que c’est un petit peu déformé par les différents films qu’on peut voir et peut-être les vieux clichés de l’époque. Il n’y a pas de violence entre nous. Cette idée est fausse et toute notre génération essaie de faire changer les idées reçues. La compétition est avant tout avec soi-même dans ce milieu car comme dans tout milieu de concours, c’est difficile. Que le meilleur gagne après tout. Aux Jeux Olympiques, cela ne choque personne qu’il y ait un premier et un dernier. Dans le sport, il y a de la compétition, mais elle n’est pas forcément malsaine. Cette compétition est porteuse : elle nous permet d’avancer et de nous dépasser. Cela nous oblige aussi à développer notre unicité et notre art. On développe dès petit, une personnalité, une façon de s’exprimer et un parti pris artistique. On observe beaucoup les autres mais on ne se compare pas. Il n’y a pas un parcours qui ressemble à l’autre à l’opéra.
Pour la représentation de Don Quichotte, on vous a annoncé trois jours avant que vous remplaceriez la danseuse étoile. Comment on se prépare à un spectacle dans lequel on a le premier rôle aussi soudainement ?
C’est un ballet pour lequel j’avais eu le plaisir de danser, il y a trois ans, au Japon. Je n’avais jamais encore eu la chance de le danser dans l’Opéra de Paris. À l’époque, j’étais première danseuse, et quand on est première danseuse on est souvent appelé pour remplacer des étoiles. Je l’avais appris et je l’avais travaillé car je devais être prête à la remplacer quand même. Mais cela s’est fait au pied levé. La première chose que je me suis dit c’est « chouette ! » mais après, quand on essaye les costumes et qu’on commence à se préparer pour trois heures de spectacle, là, la panique arrive. Il y a ce laps de temps où vous vous demandez si vous en êtes capable et puis après, c’est la tête au travail durant trois jours. Il n’y a plus de place au doute. Je n’ai répété que deux fois avec mon partenaire avant le spectacle mais ce sont des challenges qui, une fois remportés, apportent fierté et satisfaction. Finalement la combinaison des pas du ballet n’est pas la plus compliquée, ce qu’il faut surtout, c’est gérer c’est la pression, le changement de costumes et de coiffures et les gens autour de vous. Mais on n’arrive pas là de suite, ça se fait petit à petit, à force de gravir les échelons. Le titre d’étoile n’arrive pas comme ça d’un coup, ni par hasard.
Durant le spectacle, vous avez ressenti quelque chose de magique, comme un instant de grâce et que tout faisait sens ?
Oui, j’ai senti que ma concentration était telle que je savais que rien ne pouvait m’arriver. Je ne me mettais pas la pression car je pouvais avoir le droit à l’erreur tant que j’arrivais à la maquiller. J’avais vraiment envie d’en profiter à 100 %. Dès la première entrée, j’ai senti que ce serait un moment particulier. Au fur et à mesure, je me suis sentie tellement à l’aise et libérée de mes peurs que j’étais au maximum de mes capacités. Je n’avais pas de barrières. En plus, j’ai eu la chance de danser avec le danseur étoile Karl Paquette qui faisait son dernier Don Quichotte, ce jour-là, et qui m’a vraiment prise sous son aile. Le ballet, c’est à deux ! Donc quand vous avez un partenaire solide comme un roc et qui vous porte, plus toute la compagnie autour qui vous encourage, ça vous donne des ailes. Je m’en souviendrai toute ma vie.
Quel sentiment a été le votre au moment de recevoir votre titre de danseuse étoile ?
Quand vous vous entraînez depuis toute petite durant des heures et des heures, vous ne vous rendez pas compte si cette annonce est un rêve ou une réalité. Vous essayez d’en profiter mais vous avez l’impression que la temporalité n’est plus la même. Vous êtes dans une bulle de bien-être et la réalité semble altérée. Je me disais : « C’est pas possible, je vais me réveiller ! ». C’est un torrent d’émotions assez incroyables, c’est un rêve de petite fille, de jeune adulte et de toute une vie qui se réalise. C’est une reconnaissance du travail fourni et des doutes que l’on a eus. C’est un métier de constante remise en question où le temps peut paraître long et le chemin difficile à parcourir. Il faut ne pas douter tout en doutant en permanence, voilà ce qui est complexe. Être nommée à 28 ans, c’est une chance car il me reste encore 15 ans devant moi avant la retraite. On peut donc considérer que j’ai été nommé jeune. Mais ce que je retiens de ce moment c’est que toutes mes grandes joies et mes grandes peines ont défilé en quelques secondes. Encore maintenant je savoure.
Cela change quoi concrètement pour vous ?
À partir de maintenant, tous mes rôles seront des premiers rôles, ce qui est une énorme responsabilité et en même temps ce pour quoi je travaille autant depuis que je suis toute petite. Ce titre est un nouveau commencement ainsi qu’une grande liberté car je vais avoir accès à des grands rôles dans lesquels je vais pouvoir m’exprimer plus personnellement, avec mes émotions et envies. Je vais pouvoir être une artiste à part entière. C’est une grande responsabilité aussi car il faut être l’ambassadrice de la compagnie de l’Opéra de Paris et pour ça, je me dois d’être exemplaire dans mon comportement et mon travail.
Quelles sont les prochaines étapes à franchir ? En reste-t-il d’ailleurs ?
Oui, bien sûr. Grandir en tant qu’artiste, réussir à s’exprimer encore plus en scène. C’est sans fin ! Ce titre est une opportunité pour moi de danser pour des rôles que je n’ai jamais faits auparavant, je pense notamment au Lac des Cygnes. Mais je ne dois jamais oublier de continuer de progresser. Vous n’êtes pas la même danseuse à 18 ans qu’à 30 ans. Le stress ne s’en va pas. On a toujours la boule au ventre avant de rentrer en scène. Mais à force de pratiquer, vous apprenez à mieux apprivoiser le stress et à vous exprimer plus librement en tirant le meilleur de votre adrénaline. L’expérience vous sert pour avancer. Il faut savoir montrer ses fragilités au public et prendre des risques tout en se sentant à l’aise. Il me reste encore du chemin à parcourir. Je crois que même quand on termine sa carrière à 42 ans et demi, on n’a toujours pas fini d’apprendre !
Vous envisagez l’après « 42 ans et demi » ?
J’y pense de temps en temps. Ça paraît loin mais ça va tellement vite. Quand je me rends compte que là, j’ai 28 ans et que je suis dans la compagnie depuis 11 ans puis qu’il me reste encore 15 ans, je me dis que ça vient plus vite qu’on ne l’imagine. Parfois j’ai donc des idées complètement saugrenues. Parfois je me dis qu’il serait bon de faire complètement autre chose car maintenant c’est possible. Les reconversions à la quarantaine sont de plus en plus courantes. Mais certaines fois ces idées m’effraient aussi. Alors je me demande si ce ne serait pas une bonne idée de transmettre tout ce que j’ai appris. J’ai plein d’envies qui se mélangent et qui s’éclairciront à la longue. J’ai toujours rêvé de choses plus grandes que moi. C’est bien parfois de croire seule à ses rêves. Je suis dans une période où je me dis que tout est possible.
Propos recueillis par Perrine Bonafos Photos © Elodie Daguin
Retrouvez ce sujet dans son intégralité dans LES CONFETTIS Volume 4.
À suivre
Virginie Lorillou passionnée de lettrages